
On le voit, les dessins d’Alexios Tjoyas nous plongent dans l’univers du merveilleux, du surnaturel, de ce qui dépasse nos connaissances rationnelles. Osons le mot : s’appuyant sur leur pouvoir de fascination, ils font le pari de leur propre vertu magique ! L’artiste n’attend pas tant de nous que nous les comprenions dans leurs moindres détails ou que nous les interprétions par le truchement de telle ou telle connaissance pré-requise, mais plutôt que nous les laissions agir.
Johan Grzelczyk, Janvier 2021 / VER(R)UE La Revue n°4
Les dessins d’Alexios Tjoyas ont cette capacité rare de concourir à la complète contemporanéité de leur médium tout en rendant, dans le même temps, hommage à sa très longue histoire. Bien qu’ils soient à l’évidence fortement nourris du passé – de l’art pariétal à la bande-dessinée, en passant par l’illustration – quelque chose en eux indique en effet de manière manifeste leur participation pleine et entière à notre époque. Peut-être cela tient-il à l’appréhension très directe, quasi spontanée que nous en avons. De tels dessins sautent littéralement aux yeux, mettant l’observateur sous l’emprise de l’énergie dont ils semblent irradier. Ils possèdent l’étonnante faculté de capter le regard, de l’aimanter et de le fasciner tout à la fois.
Réalisés à l’encre ou à la peinture acrylique sur papier, les dessins d’Alexios Tjoyas sont parfois augmentés de collages (de calques, de ruban adhésif ou de papiers de natures diverses). Le trait est irrégulier, souvent cranté, parfois même hachuré. D’autres fois, il se fait plus souple, évoluant en volutes ou en rhizomes. De l’entrelacs à la racine aux multiples ramifications, du simple point coloré à l’éclair schématisé, l’alphabet graphique de l’artiste est riche de motifs plus ou moins complexes, tantôt abstraits, tantôt figuratifs. Du point de vue chromatique, ce sont les couleurs primaires qui dominent et la palette est principalement composée de teintes chaudes et vives. Les fonds sont généralement unis ; les figures s’en détachent en amples aplats ou en traits épais de couleurs intenses et contrastées.
Outre cette facture commune à l’ensemble des oeuvres appartenant à la série des Images des Mystères, leur principale caractéristique est précisément l’omniprésence de ces figures qu’elles donnent à observer. Le chien, l’oiseau, la goutte, l’oeil, l’arbre, le cheval (et son fer), la silhouette humaine dénuée de bras (et en position de déséquilibre manifeste) ou encore le masque-visage en sont les sujets centraux, exclusifs et récurrents. Tous font en effet l’objet de plusieurs compositions les représentant en cadre serré, excluant toute forme de contextualisation, de décors ou d’actions clairement définis. Les figures et non les personnages, donc – y sont dépeintes en position généralement passive.
Elles se contentent ainsi d’être, de rayonner et de signifier par leur unique présence. (Re)présenté de la sorte, le chien est à la fois autre chose et bien plus qu’un simple chien. Sa signification excède de toute évidence la catégorie des canidés. Il est élevé au statut de symbole. Encore faut-il ajouter qu’il s’agit là d’un symbole strictement idiosyncratique, c’est-à-dire propre à son auteur et que l’on ne saurait par conséquent interpréter à la manière dont la doxa en propose généralement l’exégèse. Ici, le chien ne guide pas nécessairement les âmes vers le monde des morts, pas plus que le fer à cheval n’est supposé assurer fertilité ou porter chance. L’artiste évolue dans le registre des signes intimes. Ses oeuvres sont énigmatiques, non par défaut, mais par vocation. Elles se refusent à donner à comprendre, elles invitent à interpréter et à imaginer.
En ce sens, les figures de prédilection d’Alexios Tjoyas sont éminemment polysémiques : si elles possèdent bien à ses yeux une ou plusieurs significations, elles peuvent en revêtir d’autres à ceux de l’observateur extérieur. Face aux mystères de la vie et du monde dans lequel nous évoluons, l’artiste a la sagesse de proposer une série d’icônes opérant comme autant de supports aux hypothèses que nous sommes conviés à faire librement à sa suite et non comme prétextes à quelque croyance que ce soit. De ce point de vue, sa démarche n’est pas à proprement parler ésotérique en ce sens que les symboles qu’elle mobilise ne possèdent pas une signification donnée, connue de quelques initiés seulement. Comme le titre complet de la série l’indique – Images des Mystères (être témoin de l’inexplicable) -, ces dernières se contentent de témoigner de la dimension foncièrement énigmatique de notre coiiuiuon eu se gardent bien d’en offrir une quelconque explication.
Pareilles figures nous invitent à élaborer nos cosmogonies privées, à rêver nos propres mythes fondateurs ou annonciateurs. De fait, si comme nous l’avons déjà souligné, elles sont représentées sans aucun contexte (ni prétexte) narratif, si pour le dire simplement elles ne racontent pas d’histoire, elles ont a contrario la capacité d’en évoquer et d’en susciter indirectement.
Elles sont en ce sens comme ces jouets que les enfants aiment à manipuler afin d’inventer leur propre scénario. Allons plus loin encore. De telles icônes ne seraient-elles pas capables – plus encore que de susciter des légendes – de provoquer elles-mêmes des événements ?
Elles sont en ce sens comme ces jouets que les enfants aiment à manipuler afin d’inventer leur propre scénario.
Allons plus loin encore. De telles icônes ne seraient-elles pas capables – plus encore que de susciter des légendes – de provoquer elles-mêmes des événements ? N’ont-elles pas vocation à modifier la réalité? Du reste, ne le font-elles pas déjà dans la mesure où elles nous incitent à nous questionner à ce sujet et donc à remettre en question nos représentations du monde? Plutôt que de simples jouets, ne conviendrait-il pas mieux de les comparer à de véritables fétiches ou à des talismans ?
On le voit, les dessins d’Alexios Tjoyas nous plongent dans l’univers du merveilleux, du surnaturel, de ce qui dépasse nos connaissances rationnelles. Osons le mot : s’appuyant sur leur pouvoir de fascination, ils font le pari de leur propre vertu magique ! L’artiste n’attend pas tant de nous que nous les comprenions dans leurs moindres détails ou que nous les interprétions par le truchement de telle ou telle connaissance pré-requise, mais plutôt que nous les laissions agir. C’est en effet dans leur capacité supposée à influer sur notre façon d’être a u monde que réside leur vérité.

Johan Grzelczyk / VER(R)UE n°4, Janvier 2021